La femme assise sur la bête. Apocalypse 17

La thématique du mal déjà vaincu parcoure tout le livre de l’Apocalypse. Nous vous proposons ici une étude du chapitre 17 qui illustre cette conviction en l’appliquant de manière métaphorique à la puissance de Rome. Nous vous invitons à lire Apocalypse 17 avant de poursuivre cette page.

Introduction

L’Apocalypse reprend en les renversant les grands thèmes de la foi. Dans ce chapitre, nous avons précisément une caricature de la représentation de Dieu qui trône sur le monde créé au chapitre 4 ; cette représentation est de l’ordre de la caricature et du détournement de sens.

  • Origine de l’image et contexte

Apocalypse 17,1-19,10 constitue un grand cycle portant sur la figure de la « grande prostituée ». L’auteur procède à nouveau par associations d’idées. La « grande prostituée » est présentée de telle manière à faire contraste avec l’épouse (Ap 19,7) et elle est associée avec cette autre «  figure disponible » qu’est Babylone. Le mythe de Babel, retracé en Genèse 11, donne encore à penser et permet de relire la situation contemporaine de l’auteur de l’Apocalypse: Babel constitue l’archétype d’une société totalitaire, d’un régime englobant. Elle représente, selon la Bible, la première tentative de bâtir un empire rassemblant l’humanité entière. En outre, le jugement de Babylone, que le prophète Jérémie annonce dans ses chapitres 50 et 51, constitue une autre source d’inspiration. La prostituée représente une autre figure récurrente du témoignage scripturaire : sa fonction est de séduire, de tenter et d’attirer ; elle incarne symboliquement le danger de se détourner de Dieu, pour s’attacher à des idoles. Le prophète Ezéchiel (26-27) décrit avec force détails l’attrait que la ville de Tyr exerce sur les nations environnantes par sa prospérité économique et sa concentration de luxe; sa chute n’en sera que plus saisissante. Jérusalem elle-même a été accusée de prostitution par les prophètes lorsqu’elle a accepté de perdre sa spécificité en vue d’accéder à une certaine stabilité politique ou de gagner certains avantages sur la scène internationale (cf. Ezéchiel 16, 23ss.).

  • Le clientélisme

Rome repose sur le clientélisme : toute la société repose sur la relation patron-client ; le client se met sous la protection d’un riche patron qui lui accorde aussi des avantages de toutes sortes en échange d’un soutien loyal quand son appui est nécessaire. Le client est donc un vassal, un protégé et donc, étymologiquement, celui qui obéit (cliens, en latin, vient de cliere qui signifie obéir). Nous sommes aux antipodes de l’expression contemporaine : le client est roi. C’est aussi de cette façon que Rome comprend son hégémonie : Rome se fait des alliés des peuples conquis et leur assure sécurité et prospérité. De fait les alliés de Rome ont tout intérêt à se montrer loyaux, sachant que Rome se veut bienfaitrice de ses alliés qui sont d’abord ses sujets. Ces derniers servent d’autant mieux les intérêts de l’Empire que leur prospérité en dépend, voire leur ascension sociale. Le culte impérial est une pièce-maîtresse de ce dispositif et les autorités locales redoublent de zèle pour multiplier les marques de respect et de vénération à l’égard de Rome et de l’empereur.

Lecture du texte

La vision

La vision du chapitre 17 a quelque chose de singulier et diffère profondément des autres visions de l’Apocalypse. En effet, les visions mettent généralement en scène un événement symbolique en mouvement qu’un interprète angélique explique. Ici, nous avons la description détaillée d’un tableau statique, d’une sorte d’œuvre d’art. C’est une sorte d’arrêt sur image. Dans son monumental commentaire en trois volumes, David E. Aune estime qu’une pièce de monnaie, un sesterce, à l’effigie de Vespasien, frappée en 71 dans la province romaine d’Asie, et représentant la déesse Roma, donne une clef importante de compréhension de la représentation d’Apocalypse 17.[1] Rome y est représentée en tenue militaire (à la façon d’Athéna) assise sur les sept collines. Le glaive reposant sur le genou symbolise la puissance militaire et la déesse touche du pied une représentation anthropomorphique (tératologique pour mieux dire) du dieu Tibre. On distingue aussi la louve qui allaite Romulus et Rémus, et on se souvient que le latin lupa désigne aussi la prostituée. Cette représentation est certainement une reproduction d’une œuvre d’art de propagande de l’empire romain.

Plate 1. IMP CAESAR VESPASIANVS …   (Cohen, Description l :398 [no. 404))

  • Babylone ou Rome ?

La Babylone historique est traversée par l’Euphrate et irriguée par de très nombreux canaux ; mais les grandes eaux symbolisent surtout, dans la tradition biblique, le flot tumultueux et remuant des nations, subjuguées ici par le luxe insolent de celle qui devient le pôle d’attraction du monde entier. Les populations de la terre sont assoiffées de pouvoir, de richesses et de plaisirs : Rome répond à leurs attentes et les enivre. Elle est dite prostituée parce que rien ne la retient et qu’elle noue toute une série de relations illicites ; de plus elle se fait payer ses services. La critique est acerbe et caricaturale, mais transparente. Il est vrai que le point de vue de l’auteur provient d’une vision « au désert » (v.3), d’où vient le jugement dans le monde biblique. La femme est assise sur une bête ayant sept têtes qu’on peut identifier iconographiquement aux sept collines ; il est vrai que l’auteur de l’Apocalypse ne se soucie guère d’une représentation visuellement crédible de l’imagerie qu’il déploie, pas plus qu’il n’harmonise les images employées.

  • Une coquille vide

Tout ce clinquant n’est qu’apparence : cette femme n’est qu’une courtisane au succès tapageur, dont la coupe d’or est pleine d’abominations et d’impuretés ; d’ailleurs, en Jérémie 51,7, cette coupe d’or est la personnification même de Jérusalem souvent aussi taxée de prostitution, qui se trouve comme désacralisée par son comportement sacrilège. Pour revenir à la « grande prostituée », elle est regardée comme une divinité et le mystère de son nom est contenu dans le terme même de « mère » : elle est à la source de toutes les dépravations les plus dégradées. A cela s’ajoute le fait qu’elle est «  ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus » (v.6). A l’instar de Jézabel (1Rois 18,4), elle est prise d’une frénésie de faire couler le sang de tous ceux qui dénoncent ses crimes et annoncent son jugement. Celui qui contemple cette créature intoxiquée sous l’effet de ces crimes est frappé d’un grand étonnement : elle agit en toute impunité et ce trait laisse présager une extension des persécutions. L’Apocalypse fournit les clefs qui permettent de pénétrer le mystère et la véritable nature de l’adversaire de Dieu. L’étonnement, proche de l’admiration, voire de la sidération doit faire place à une intelligence toute de sagesse. Il s’agit d’interpréter la situation présente à la lumière d’une perspective céleste et eschatologique ; l’Apocalypse n’a donc pas pour but d’embrouiller les esprits en posant des énigmes insolubles. La fin du chapitre procède par touches successives qui suggèrent Rome, la « ville aux sept collines » selon le poète latin Varron, mais aussi aux sept rois de la période monarchique de son histoire. L’auteur de l’Apocalypse évoque la succession des empereurs romains qui culmine dans la manifestation de la bête en tant que huitième roi : le dernier souverain qui résume et accomplit toute une histoire d’opposition et de contrefaçon à Dieu. L’histoire du monde est parvenue aux limites de ses possibilités. La succession des rois symbolisent ces royaumes satellites de Rome dont l’assaut contre l’Agneau se solde par un échec. La coalition vole en éclats. Toute puissance politique portant en elle-même les germes de sa propre destruction, les rois vassaux se retournent contre leur suzerain et c’est une lutte intestine des forces du mal conduisant à la chute de Babylone, donc de Rome. L’auteur de l’Apocalypse joue sur les peurs de son temps où l’on craint le retour de Néron à la tête d’une immense armée de soldats parthes, notamment, avec l’appui d’autres royaumes pour marcher contre Rome, la détruire et se venger ainsi d’avoir été ainsi destitué par le Sénat. La «  grande prostituée » est mise à nu et son imposture est dévoilée, elle est dévorée comme Jézabel et plus rien ne subsiste d’elle ; Dieu possède ainsi des instruments qui, même lorsqu’ils paraissent se rebeller contre lui, accomplissent son décret. La volonté de Dieu s’accomplit au sein même de ce qui paraît la contredire.

Conclusion

Le fait s’impose à l’évidence pour l’auteur de l’Apocalypse : le projet de Rome a déjà avorté et la capitale de l’univers connu d’alors a déjà péri. L’affaire est entendue et jugée. Il n’y a ainsi plus que la place pour la déploration du chapitre 18 où le visionnaire entonne une élégie, un poème exprimant une plainte douloureuse, sur cette cité qu’on pleure comme une morte.


[1] David E. Aune, Revelation 17-22, Word Biblical Commentary 52c, Thomas Nelson, Inc. 1998

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